Compte-rendu du Colloque international 2023 de la SHJT

Le colloque international organisé par la Société d’histoire des Juifs de Tunisie (SHJT) en collaboration avec le Centre français du judaïsme tunisien (Paris) et intitulé : « Les Juifs et le droit en Tunisie – Du protectorat à l’indépendance (1881-1956) : entre progrès historiques et résilience religieuse » s’est tenu du 16 au 18 avril 2023 à Paris, dans les locaux de la Mairie du 9ème arrondissement, 6 rue Drouot.

Le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’École Pratique des Hautes Études (UMR 8582 CNRS), le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de l’Université Côte d’Azur, le Centre de Théorie et Analyse du droit de l’Université Paris-Nanterre (UMR 7024 CNRS) et la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle (AIU) se sont associés à ce colloque en qualité de partenaires.

En dépit des pressions et des menaces exercées à l’encontre de plusieurs universitaires tunisiens devant participer au colloque, celui-ci s’est tenu dans d’excellentes conditions et devant un public nombreux comprenant notamment des spécialistes de l’histoire du Maghreb et des étudiants en particulier de Sciences-Po et de l’INALCO, parmi lesquels plusieurs originaires du Maghreb.

Vingt-trois chercheurs et enseignants-chercheurs d’horizons géographiques différents : France, Israël, Tunisie, Italie, Etats-Unis d’Amérique ont participé et ont présenté des communications.

La première journée (dimanche 16 avril 2023) dite « Journée des Chercheurs » intégrée au colloque, a été consacrée à la présentation de travaux récents portant sur l’histoire des Juifs de Tunisie ou dont certains éléments pouvaient être susceptibles de s’y rapporter.  Le but de cette journée organisée à intervalles réguliers par la SHJT depuis 2003 est de permettre à des étudiants en master ou en doctorat de présenter les grandes lignes ou un aspect particulier de leur travail de recherche, de recueillir le cas échéant des informations et des conseils. Elle permet aux chercheurs qui s’intéressent à l’histoire des Juifs de Tunisie de faire le point de l’état des recherches en cours. Indépendamment des étudiants, des chercheurs confirmés sont également invités à présenter s’il y a lieu, leurs récentes publications (livre ou article).

Dix intervenants se sont succédés au cours de la journée (deux doctorants tunisiens ayant été empêché de venir par les remous survenus en Tunisie autour du colloque) et parmi ces intervenants et à raison de leurs travaux récents monsieur Antoine Perrier professeur à Sciences-Po Paris auteur d’une thèse sur les dignitaires et ministres tunisiens au début du Protectorat et monsieur Jean-Denis Bonan réalisateur d’un film sur les ruines de Carthage avec un focus sur la présence juive dans la Carthage romaine.

La journée a été divisée en trois séquences, l’une le matin, deux l’après-midi, alternativement présidées par Joëlle Allouche-Benayoun Maître de conférences et chercheur associée à l’École pratique des Hautes Études, Mireille Hadas-Lebel professeur émérite à la Sorbonne et Valérie Assan présidente de la commission française des archives juives.

La première séquence a regroupé les travaux portant sur l’art et la littérature, la seconde ceux portant sur des questions politiques et la troisième ceux portant sur des personnalités ou des groupes.

Globalement, toutes les communications ont été de qualité, certaines révélant un travail remarquable comme celui de Marie-Anne Guez sur les Juifs de Tunisie pendant les deux guerres mondiales, d’autres un travail encore embryonnaire mais prometteur. Il n’y a eu aucune communication de mauvaise facture.

Les discussions ouvertes avec le public après chaque séquence ont permis d’apporter aux intervenants des informations ou des conseils pour la recherche de sources ou encore pour la méthodologie à suivre dans leur travail.

En nous réjouissant de la qualité des communications entendues, nous devons toutefois constater la baisse du nombre de doctorants intéressés par la thématique et ce non seulement en France mais aussi en Tunisie et en Israël. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer dont la baisse du nombre de thésards, les difficultés d’accès aux sources se trouvant en Tunisie pour les chercheurs israéliens et à celles se trouvant en Israël pour les chercheurs tunisiens.

Les contacts noués à l’occasion de cette journée donneront lieu à des échanges d’informations et de sources. Ils ont permis également pour des jeunes doctorants de bénéficier de conseils et de points d’appui nouveaux. En ce sens la journée a été une réussite et une action appréciée et à maintenir.

La thématique du colloque a été abordée le lundi 17 avril et le mardi 18 avril. Voulant allier l’histoire et le droit pour apprécier pleinement la condition des individus, les membres du comité de pilotage scientifique ont sollicité les compétences respectives d’historiens et de spécialistes du droit et notamment de l’histoire du droit. Sur le plan temporel le colloque ne s’est pas limité à la période coloniale mais a étudié les conditions dans lesquelles le statut juridique des Juifs avait pu être modifié dans les premiers temps de l’indépendance.

Les communications ont été divisées en cinq sessions y compris celle consacrée à la synthèse, trois le lundi 17 avril et deux le mardi 18 avril.

Au cours de la première session le statut juridique et religieux des Juifs de Tunisie a été étudié à travers la presse, les revues et les écrits. Cela a permis de constater qu’avant l’établissement du Protectorat, la condition des juifs de Tunisie était soumise à l’arbitraire du pouvoir beylical et d’une justice partiale et jugeant suivant les règles de l’Islam. Enthousiasmés par les idéaux de 1789 et leur apport aux israélites (en général), les Juifs de Tunisie inclinaient naturellement à opter pour la France, et ce de manière d’autant plus effective lorsque celle-ci plaça la Tunisie sous son Protectorat.

Mais en consacrant le pluralisme juridique, c’est-à-dire l’existence et l’application, sur un même territoire, de systèmes juridiques différents à des populations différentes, le Protectorat ne permit pas la réalisation de toutes les aspirations à leur émancipation juridique.  Ainsi, pendant plusieurs décennies, le Protectorat n’ouvrit pas droit à un changement de nationalité et à l’assimilation juridique : leur statut personnel et successoral continua d’être régi par la loi mosaïque appliquée scrupuleusement par les rabbins composant le Tribunal rabbinique. Si bien que les tribunaux français, compétents dans toutes les affaires civiles et commerciales dans lesquelles des européens ou des protégés étaient en cause, étaient tenus de renvoyer devant la juridiction rabbinique (dont les juges étaient nommés par le gouvernement tunisien) le règlement des affaires des israélites relatives à leur statut personnel et successoral. Plus largement, toutes les inégalités entre juifs et musulmans n’ayant pas été pas abolies, leur statut réel restait dominé par le droit coranique. En outre, leur situation demeurait inférieure à celle des européens établis dans la Régence qui jouissaient du privilège de la juridiction française.

Or, pour bénéficier d’un traitement équitable et des garanties des lois modernes, il fallait que les juifs qui y aspiraient fussent conduits à rompre les liens qui les rattachaient à l’État tunisien pour s’unir à la nation protectrice dont ils se montraient empressés d’adopter les mœurs et la langue. Ce qui supposait qu’ils optent pour la naturalisation française.

En réalité, les travaux étudiés au cours de cette séquence ont démontré que ce qui se jouait à travers et au-delà d’un conflit de juridictions consistait en un changement de paradigme civilisationnel : s’arracher au modèle tunisien, jugé rétrograde et inégalitaire, pour embrasser l’idéal philosophique, politique et juridique français, synonyme d’avenir. Ce fut là, la position défendue avec la dernière énergie par l’avocat Jacques Chalom, dont la thèse publiée en 1905 a fait l’objet d’une communication.

Le Protectorat ne semblait pas devoir permettre la réalisation de toutes les espérances que les Juifs avaient placées en lui. Si bien que leur aspiration à relever des lois françaises et des tribunaux français en fut d’autant plus galvanisée, au point de devenir quasi irrépressible ; car ils estimaient que lois françaises et tribunaux français étaient les seuls à pouvoir les faire accéder à une justice équitable et impartiale. À cette fin, une partie conséquente des juifs de Tunisie était donc disposée à renoncer à son statut personnel et successoral, ainsi qu’à la suprématie de la juridiction rabbinique. Pour échapper à la fois à la compétence des juridictions tunisiennes et du Tribunal rabbinique, les élites formées dans les Universités françaises défendirent ainsi ardemment la thèse de l’extension de la compétence juridictionnelle française et de la nationalité française aux Israélites de Tunisie. Quant au tribunal rabbinique, le décret beylical de 1898 qui le réorganise, le place dès ce moment-là dans l’orbite de la France et de la modernité. Jusque-là soumis au contrôle du Caïd des juifs et désormais rattaché à la surveillance de représentants non-juifs du gouvernement français (subordonné pour la première fois à des autorités gouvernementales et judiciaires non juives, dans un système entièrement soumis au contrôle français).

Dans la seconde session, le colloque notamment par une intervention de l’universitaire israélien Yuval Haruvi, a permis de découvrir la volonté d’une partie du corps rabbinique tunisien sous l’impulsion du rabbin Israël Zitoun, qui l’a présidé pendant 23 ans, de concilier la jurisprudence avec les exigences de la modernité : ainsi se montrent-ils opposés, désormais, à des pénalités considérées comme archaïques : le herem (l’excommunication), la peine corporelle, ou bien aux mariages bigames. Pour le Rabbin Zitoun, les valeurs modernes dominantes dans la réalité actuelle devraient être considérées comme une sorte de « cinquième partie » du Choulhan Aroukh, l’esprit qui donne vie au quatre autres, celles relatives aux considérations éthiques et logiques, constituant la force motrice et la base de chaque décision halakhique.

Ces incursions rabbiniques vers la modernité avaient été nourries par le mouvement juif des Lumières, la Haskalah, tendant à conjuguer foi, raison et modernité qui a été étudié au cours de la même session à travers les écrits dont certains inédits du rabbin Shalom Flah l’une des figures paradigmatiques de ce mouvement,

La troisième session intitulée opportunément « Tournant et Choix Civilisationnel » a permis d’analyser la situation au moment où la naturalisation française devient possible pour un grand nombre de Juifs de Tunisie.

Il est apparu que l’enthousiasme des Juifs à acquérir la nationalité française dans l’entre-deux-guerres, n’était pas imputable et explicable seulement par « sympathie pour la France », ni par sympathie particulière de l’administration française pour eux. Mais en raison de ce que les « deux protagonistes » s’y retrouvaient : la France, dont les intérêts furent ainsi mieux défendus et promus, et, les requérants auxquels la naturalisation conférait un statut avantageux, car elle s’accompagnait de nombreux droits attachés à la nationalité (accès aux juridictions françaises, aux droits sociaux, exercice de droits civiques, accès à l’emploi public, traitement et rémunération, facilités de déplacements, protection des ressortissants).

La démonstration paraît d’autant plus pertinente que la naturalisation française des juifs de Tunisie croît significativement à partir de la loi Morinaud de 1923, alors que jusque-là elle était attribuée avec grande parcimonie. Par conséquent, derrière les promesses universalistes du colonisateur français, auxquelles on pourrait classiquement imputer ce phénomène, se dissimule une réalité bien différente et plus prosaïque :

  • pour la France, accroître son influence, défendre et valoriser ses intérêts en augmentant la population française de la Régence qui ne représentait alors que 3% de la population totale et 35% seulement des européens, composés majoritairement d’italiens, et ce, dans le contexte des visées impérialistes de l’Italie fasciste.
  • pour les Juifs, en très nette surreprésentation parmi les Tunisiens naturalisés, le désir d’acquérir la nationalité française, s’expliquant autant pour des motifs sociaux que statutaires (professionnels, résidentiels, politiques, juridiques). Désir de naturalisation française qui toucha également les Juifs italiens bien avant la mise en place de lois raciales en Italie.

La quatrième session a débordé jusqu’aux premiers temps de l’indépendance de la Tunisie.  En accédant à l’indépendance en 1956, la Tunisie se place concomitamment sous les auspices d’une modernité entendue, très concrètement, dans son acception juridique et, plus particulièrement, d’une justice réformée et unifiée. C’est dans ce contexte qu’est promulgué, le 13 août de la même année, le nouveau code du statut personnel, dont les dispositions, au départ applicables aux seules tunisiennes musulmanes seront étendues dès 1957 aux tunisiennes israélites. Conséquences côté musulman : suppression du tribunal charaïque, introduction de principes inconnues de la Charia (interdiction de la polygamie etc.) et application de ces nouvelles dispositions par un tribunal séculier. Conséquences côté israélite : suppression du tribunal rabbinique comme juridiction indépendante Cette réforme a cependant provoqué une double rupture selon ses détracteurs (Charles Haddad) : l’une entre musulmans et juifs, dont l’entente séculaire reposait sur deux ordres de juridictions distincts, tribunal charaïque pour les musulmans et tribunal rabbinique, pour les Juifs. L’autre, divisant les Juifs entre eux, entre contempteurs de ces réformes qui heurtaient de plein fouet un statut personnel jusque-là régi par le droit hébraïque et les tribunaux rabbiniques (seuls compétents en droit de la famille, pour toutes les questions relatives au mariage, au divorce[1], aux successions, etc.), et ceux, d’autre part, partisans inconditionnels d’une entrée dans la modernité.


La synthèse du colloque présentée avec brio par le professeur Rémy Scialom a repris les conclusions des différentes interventions permettant de mettre en lumière cette continuité dans le désir des Juifs de Tunisie d’une justice moderne et égalitaire et leur adhésion profonde des idéaux des Lumières et des principes de 1789 incarnés dans leur esprit par la France.  La synthèse a aussi démontré la vitalité de la recherche sur l’histoire des Juifs de Tunisie et l’intérêt d’étudier cette histoire à l’aune de la condition juridique et de son évolution dans le temps. De nombreux champs à déchiffrer s’ouvrent ainsi aux chercheurs.

Toutes les communications ont eu lieu en français et le français a été aussi la seule langue des débats. Il a été souligné que le français était aujourd’hui la langue du dialogue entre les Juifs originaires de l’ancienne Afrique du Nord française et les Musulmans de ces pays. Adaptée selon des rythmes différents par les deux populations, la langue française est devenue un dénominateur commun après l’exil des populations juives.

Les différentes sessions du colloque ont été successivement présidées par Habib Kazdagkli (Université de Manouba Tunisie), Jean-Louis Halpérin (Université Paris-Nanterre), Jean-Claude Kuperminc (conservateur de la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle), Yossef Chetrit (Université de Haïfa). La séance de clôture a été présidée par Abdelhamid Larguèche professeur émérite à l’Université de Manouba Tunisie.

Les participants ont noué en marge du colloque de nombreux contacts et échangé leurs points de vue dans un esprit strictement scientifique hors de tout préjugé et de toute idéologie.

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